Départ douloureux

Cette année, pas de départ dans la joie, la légèreté retrouvée. Départ douloureux, nous nous sentons traîtres. Lâcheurs. Nous disons au revoir à Plumette, notre chatte, nous lui expliquons que nous rentrerons, même si ce sera un peu long. Elle s’étire, ronronne sous les caresses et va boire un peu d’eau dans l’arrosoir caché sous un guéridon. A-t-elle compris, à l’effervescence qui règne dans la maison depuis deux jours, que c’est à nouveau le grand départ ? On dirait que non. Par contre Reza, lui, a bien compris. Il est triste, trop triste. Il arrive chez nous le soir qui précède notre départ. Il essaie de m’expliquer quelque chose, dans l’entrée, et je pense d’abord qu’il essaie de me dire quelque chose de drôle. Mais il vacille soudain, perd l’équilibre, s’appuie contre le mur. D’un seul coup, je réalise qu’il est soul. Je le lui dit et son visage change du tout au tout, il fond en larmes. Il ne supporte pas l’idée que nous partions. Nous passons un long moment à le rassurer, à lui assurer que nous allons revenir – même si c’est seulement dans deux mois. Armand le raccompagne au camp, le coeur lourd. Le lendemain, jour du départ, ils passent tous, nos nouveaux amis, nos protégés, pour nous souhaiter de belles vacances, et bonne chance. Ali sanglote, Hazhar a les yeux pleins de larmes, nous aussi. Ils passent pour nous serrer dans leurs bras, nous faire un sourire, nous souhaiter un « bon week-end » et je prie pour qu’ils aient bien compris que nous partons 2 mois, et pas 2 jours. J’ai laissé des feuilles de papier avec notre numéro de téléphone, nos adresses email, et les coordonnées d’autres personnes amies qui sont prêtes à les aider, les soutenir.

J’ai toujours pensé que la Suisse était un pays de droit. Un pays libre, démocratique. C’est peut-être le cas, c’est certainement mieux qu’ailleurs. Mais c’est surtout le cas pour les Suisses, et les permis C, peut-être aussi les permis B. Les réfugiés, les requérants d’asile – terme barbare – comme on les appelle maintenant n’ont qu’à bien se tenir. Posséder des documents d’identité. Ne jamais se contredire. Espérer tomber sur un juge honnête, trouver un bon avocat, venir d’une région dévastée, et plus. Et si c’est moins, c’est retour au pays. Le leur, mais peut-être aussi un autre, avec lequel la Suisse a conclu des accords qui lui permettent de renvoyer des réfugiés. Alors voilà Fidei, qui se dit Somalien, qui sera renvoyé au Nigéria (ou a-t-il mal compris, ce sera le Niger?). Nous ne le saurons pas, nous perdons sa trace, nous avons trop peu d’expérience, nous comprenons qu’il a été arrêté et interné, afin d’être renvoyé de force. Vol spécial. Willias, lui, est Sud-Soudanais. Enrôlé de force dans une milice, il s’en échappe et fuit à travers l’Afrique, arrive au Maroc, essaie de passer en Espagne à Mellila. Finalement, il y arrive sur un vieux bateau gonflable pourri, par une nuit de tempête. Plutôt mourir que revenir en arrière. La mer gronde, le bateau flotte encore à peine sous le poids de ses passagers. Une fois sur la terre ferme, ses empreintes seront relevées et ajoutées au fichier Eurodac. Pourtant, il continue à fuir : des compatriotes lui disent que des espions soudanais traquent les Sud-soudanais jusqu’en Espagne. La Suisse, c’est plus sûr. Il réussit à passer la frontière, est interné dans un centre fédéral. De là, il est attribué au canton de Neuchâtel – à l’abri PC de Bevaix dont il est le tout premier habitant. Il disparaît peu après Fidei. Après quelques visites à Lausanne, Genève et en Suisse-allemande, après m’avoir avertie de ne pas me faire de souci s’il venait à disparaître « Don’t worry Mummy » et après nous avoir remercié par sms « Mama good evening is me willias, i’m fine here, I just want to show appreciation for your kindness in my life », et une autre fois, juste avant de disparaître « Hi mummy, is me willias, je suie contont ici, in fact i do see me as an orphan before but your family has made me to see myself not as an orphan again. So happy » Bonne chance Willias, que la vie te sourie enfin…

Et puis A. Tout jeune, toujours souriant. Jusqu’au jour où il arrive livide, des cernes sous les yeux. Il est renvoyé en Allemagne, et il ne veut pas y aller. Nous apprenons qu’il a 16 ans, en fait, mais a menti sur son âge et s’est prétendu majeur, pensant que c’était plus sûr ainsi. Pourquoi ? Aucune idée, à savoir ce qu’il a entendu dire… C’est tellement visible qu’il est bien plus jeune que les autres, une expertise médicale est faite, qui lui donne 17 ans. Il fait recours, le recours est refusé : le juge estime qu’on ne peut pas le croire – et il refuse sans avoir vu cet adolescent ! Il dort tranquille, celui-là ? Il se regarde comment dans le miroir, tous les jours ? Nous n’avons toujours pas de preuve, jusqu’au jour ou nous lui demandons si ses parents ne peuvent pas lui envoyer une copie de sa carte de réfugié. Et ça fonctionne ! Nous voilà avec une photo – pas moyen d’avoir l’original, sa disparation causerait du tort à sa famille – qui prouve que A a bien 16 ans. Nous trouvons un avocat, qui demande la ré-examen du dossier, car A est bien mineur ! Mais c’est non. La Suisse ne veut pas de réfugiés, Simonetta Sommaruga a présenté une loi scélérate en prétendant qu’elle va améliorer le sort des réfugiés, elle annonce fièrement à la presse que la Suisse est le pays qui a effectué le plus grand nombre de transferts Dublin. Y compris des mineurs qui auraient droit à une protection spéciale. Mais la Suisse s’en fiche. Les mineurs, il suffit de déclarer qu’ils sont majeurs et on peut les renvoyer sans vergogne. Alors nous protégeons A. Mais pourquoi faut-il être hors la loi dans notre pays pour se montrer simplement humains ? Ce matin du départ, A m’écrit sur Facebook et me dit qu’il est très triste, il a peur que nous mourrions.

Alors oui, c’est le coeur lourd que nous partons. Parce que nous savons que la protection dont jouissent nos vrais enfants, les Afghans, Syriens, Kurdes, Érythréens, Tamouls, Sud-soudanais ne la connaissent pas. Ils sont à peine adultes, ils ont parcouru des milliers de kilomètre pour échapper à leur pays en ruines et maintenant ils sont livrés à des décisions prises sur dossier, à des mesures qui ne correspondent pas à la réalité. Ils sont enfermés en Europe, soumis à des lois injustes et inhumaine. Et nous voilà depuis début janvier dans cette nouvelle réalité : la Suisse n’est pas, n’est plus un pays de droit. Nous avons vécu pendant des années dans l’aveuglement, ou alors le monde, la Suisse, étaient différents. Et maintenant je me réveille, et c’est dur, et c’est difficile.

Ce n’est pas difficile, comme beaucoup le pensent, d’ouvrir notre maison tous les jours, du matin au soir. De recevoir tous ces jeunes, de leur consacrer du temps, de leur offrir quelques fruits, cafés et thés, et notre salon afin qu’ils puissent échapper à l’abri PC et à la rue quelques instants. Ça, c’est magnifique, c’est un échange fantastique, une ouverture sur le monde, sur d’autres langues, d’autres sonorités, d’autres cultures, d’autres saveurs.

Ce qui est dur, c’est de comprendre que nous sommes impuissants. Que celles et ceux qui accueillent ces jeunes, et ailleurs ces familles, à bras ouverts, ne peuvent leur donner que leur sourire, et un peu de temps. Mais pas une patrie d’accueil, pas la sécurité, pas une vraie maison, pas un village ou une ville d’adoption. Juste quelques instants volés.

Alors oui, c’est dur. C’est dur de partir, et c’est difficile de faire comme si de rien n’était.

Difficile de rire de se retrouver en Italie, pays bien-aimé, dans un B&B merveilleux qui sent bon le jasmin qui fleurit devant la fenêtre. Difficile de manger les délicieuses pâtes parfumées sans se demander ce qui se passe à Bevaix.

2 commentaires

  1. Au moment j’avais les yeux pleins de larmes, je voulais vous dire combien je vous aime et j’ai besoin de vous pour continuer à apprendre le français avec mon génial professeur Armand, mais je n’arrivais pas m’exprimer, je savais qu’après votre départ ça serait une fin de ces joies pour un moment donné et vous me manquerez, que c’était le cas dès le départ !

    Gros bisous 💕💕😘
    Hazhar

  2. Tu devrais envoyer ce texte aux gens de la télé. Mais vois quand même ave un ami avocat que tu ne risques pas de te retrouver en prison!! C’est un répétition de ce qui c’est passé en 1940: das Boot ist voll. On ne se refait pas. Bisous. Pap***

    E.-A. Denzler Rte. de St. Cergue 18 1268 Begnins Tél. Maison: +41 22 776 43 68 Tél. Mobile : +41 79 200 62 81 Mail: eadenzler@gmail.com

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